La Belgique compte, début mars 2021, plus de 750.000 cas confirmés de positivité au SARS-CoV-2 et plus de 22.000 décès attribués au Covid-19, avec un des taux de mortalité par million d’habitants les plus élevés au monde. La pandémie de Covid-19 a suscité des réactions très vives de la part de nombreux gouvernements, dont le gouvernement belge. Au-delà des mesures sanitaires (conseils d’hygiène et gestes barrières, usage de masques, etc.), la politique de lutte contre la propagation du Covid-19 a consisté en une série de mesures restrictives (interdiction des voyages non essentiels et des événements publics, fermeture de l’horeca, cours à distance et télétravail obligatoires, “bulle de un”, …) abusivement regroupées sous le terme de “confinement”. Il est extrêmement difficile d’évaluer l’efficacité de chaque mesure isolément, car de nombreuses mesures se superposent dans le temps.1https://theconversation.com/evaluer-les-effets-des-differentes-mesures-de-lutte-contre-le-covid-19-mission-impossible-135060%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713700000%26amp;usg%3DAOvVaw2I8DY_Nsq6v_pMv3QXT2SQ&sa=D&source=editors&ust=1614772713776000&usg=AOvVaw0aq45InnrWBlJFux4YkvG7">Évaluer les effets des différentes mesures de lutte contre le Covid-19, mission impossible ? (theconversation.com) En outre, comme c’est le cas pour toutes les conditions de santé, une grande partie des “résultats” sanitaires de l’épidémie est due à des déterminants sociaux et des facteurs structurels (environnement, densité de population, structure d’âge, état de santé initial, état du système de santé, etc.).2https://academic.oup.com/heapol/advance-article/doi/10.1093/heapol/czaa161/6095794?searchresult%253D1%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713691000%26amp;usg%3DAOvVaw3LZMrboF34cweM0Zxdghdg&sa=D&source=editors&ust=1614772713776000&usg=AOvVaw2hpL19wzAVU4hFA7LOQsxS">Socio-economic determinants of global COVID-19 mortalities: policy lessons for current and future pandemics | Health Policy and Planning | Oxford Academic (oup.com) Il n’empêche qu’il est essentiel de tenir compte du fait que chacune de ces mesures n’a pas seulement des effets bénéfiques (dans notre cas, une réduction des taux de contamination, d’hospitalisation et de décès), mais aussi des coûts et des effets non désirés. S’il est impossible de mesurer précisément ces coûts et ces bénéfices, tentons malgré tout une appréciation sur base d’hypothèses réalistes.
Cette note n’a pour ambition ni de minimiser les dégâts de l’épidémie, ni de réaliser une analyse coûts-bénéfices complète des mesures de lutte contre le Covid-19 en Belgique. Elle vise à illustrer, de manière aussi pédagogique que possible, l’importance d’aussi prendre en compte les coûts des mesures dans la prise de décision politique. L’économie de la santé a développé différents outils et indicateurs permettant de comparer les coûts et les bénéfices des interventions de santé, l’idée étant soit d’attribuer un prix à la vie (ou à une année de vie), soit à comparer deux interventions selon leurs effets sur la santé, appréciés à travers un indicateur commun: years of life lost (YLLs), disability-adjusted life years (DALYs), quality-adjusted life years (QALYs),3Voir par exemple: https://www.theguardian.com/world/2021/feb/14/coronavirus-covid-19-cost-price-life%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713709000%26amp;usg%3DAOvVaw3tPIKvrZMAumPlYMyOp3MU&sa=D&source=editors&ust=1614772713776000&usg=AOvVaw0a60KOmUIjY2k9RQOdUhxj">Has Covid changed the price of a life? | Coronavirus | The Guardian … Ici, nous le faisons plus simplement en estimant le nombre d’années de vie “épargnées” ou “perdues” d’un côté comme de l’autre de la “balance”.
Des années de vie “épargnées”?
Selon les données de Sciensano, consultées le 2 mars 2021 (Epistat – COVID-19 Monitoring (wiv-isp.be)), le Covid-19 a tué à cette date en Belgique:
- 11.705 personnes de plus de 85 ans;
- 6.363 personnes de 75 à 84 ans;
- 2.667 personnes de 65 à 74 ans;
- 1.236 personnes de 45 à 64 ans;
- 97 personnes de 25 à 44 ans;
- 8 personnes de 0 à 24 ans.
Si l’on veut estimer les effets bénéfiques des mesures de lutte contre le Covid-19, il faut comparer ces chiffres à un “contrefactuel”, c’est-à-dire un scénario de ce qui se serait passé en l’absence de toute mesure. Étant donné la multitude de facteurs qui influencent l’évolution de l’épidémie et ses impacts, leurs relations complexes (causalité non linéaire) et la dimension temporelle de la propagation de l’épidémie (tous les décès n’arrivent pas simultanément), la reconstruction d’un tel scénario est un exercice périlleux qui nécessite de poser d’innombrables hypothèses.4https://theconversation.com/evaluer-les-effets-des-differentes-mesures-de-lutte-contre-le-covid-19-mission-impossible-135060%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713701000%26amp;usg%3DAOvVaw2wrvNtm48tuL5nOGnz6H2k&sa=D&source=editors&ust=1614772713776000&usg=AOvVaw3LuZ1oetxEIhr7l1uw-C5d">Évaluer les effets des différentes mesures de lutte contre le Covid-19, mission impossible ? (theconversation.com) Dès lors, prenons comme borne supérieure le scénario de la mortalité maximale attendue en fin d’épidémie en l’absence de toute mesure, dans l’hypothèse (haute) où 70% de la population (pourcentage généralement reconnu comme maximum pour atteindre l’immunité collective “naturellement”, en tenant compte de l’immunité croisée) serait in fine infecté par le SARS-CoV-2.
Le tableau suivant indique:
1) la structure par âge de la population belge début 2020 (données issues de Statbel: Structure de la population | Statbel (fgov.be));
2) le taux de létalité moyen (infection fatality rate (IFR) = pourcentage des personnes contaminées par le virus qui en décèdent) spécifique à chaque tranche d’âge (données issues de deux études ayant utilisé des données de séroprévalence);
3) la “borne maximale” de mortalité attendue dans l’hypothèse où 70% de la population serait infectée par le SARS-CoV-2 (= nombre d’hommes + femmes) * 70% * IFR%).
H | F | IFR (%) selon Levin et al. | Borne max. décès attendus (hyp. = 70% d’infection) | IFR (%) selon l’Imperial College | Borne max. décès attendus (hyp. = 70% d’infection) | |
---|---|---|---|---|---|---|
0-4 ans | 309.917 | 297.021 | 0,004 | 17 | 0,00 | 0 |
5-9 ans | 338.714 | 323.416 | 0,004 | 19 | 0,01 | 46 |
10-14 ans | 341.151 | 325.452 | 0,004 | 19 | 0,01 | 47 |
15-19 ans | 324.538 | 309.113 | 0,004 | 18 | 0,02 | 89 |
20-24 ans | 338.755 | 329.421 | 0,004 | 19 | 0,03 | 140 |
25-29 ans | 370.760 | 368.709 | 0,004 | 21 | 0,04 | 207 |
30-34 ans | 371.138 | 372.231 | 0,004 | 21 | 0,06 | 312 |
35-39 ans | 374.283 | 374.638 | 0,068 | 356 | 0,10 | 524 |
40-44 ans | 370.817 | 366.055 | 0,068 | 351 | 0,16 | 825 |
45-49 ans | 388.266 | 379.401 | 0,23 | 1.236 | 0,24 | 1.290 |
50-54 ans | 400.516 | 390.376 | 0,23 | 1.273 | 0,38 | 2.104 |
55-59 ans | 400.828 | 398.908 | 0,75 | 4.199 | 0,60 | 3.359 |
60-64 ans | 356.801 | 366.938 | 0,75 | 3.800 | 0,94 | 4.762 |
65-69 ans | 302.193 | 321.207 | 2,5 | 10.910 | 1,47 | 6.415 |
70-74 ans | 257.878 | 289.121 | 2,5 | 9.572 | 2,31 | 8.845 |
75-79 ans | 169.281 | 208.011 | 8,5 | 22.449 | 3,61 | 9.534 |
80-84 ans | 132.690 | 188.958 | 8,5 | 19.138 | 5,66 | 12.744 |
85-89 ans | 78.809 | 138.933 | 28,3 | 43.135 | 8,86 | 13.504 |
90-94 ans | 27.432 | 65.637 | 28,3 | 18.437 | 17,37 | 11.316 |
95-99 ans | 5.025 | 17.509 | 28,3 | 4.464 | 17,37 | 2.740 |
100+ | 272 | 1.522 | 28,3 | 355 | 17,37 | 218 |
Total | 5.660.064 | 5.832.577 | Total | 139.807 | Total | 79.022 |
Vu l’importance des déterminants sociaux (pesant notamment sur les comorbidités) et des facteurs environnementaux dans la propagation de l’épidémie et la mortalité liée au Covid-19,5https://academic.oup.com/heapol/advance-article/doi/10.1093/heapol/czaa161/6095794?searchresult%253D1%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713702000%26amp;usg%3DAOvVaw1lfdYYMaw9iiCSszN30swm&sa=D&source=editors&ust=1614772713776000&usg=AOvVaw2-4r-ENN7vd_kiwhoSC3hQ">Socio-economic determinants of global COVID-19 mortalities: policy lessons for current and future pandemics | Health Policy and Planning | Oxford Academic (oup.com) il faut se rendre à l’évidence qu’une partie de ces décès est “structurellement inévitable” à court terme. Dès lors, faisons à nouveau l’hypothèse haute selon laquelle les mesures les plus drastiques et efficaces permettraient d’éviter 50% des décès attendus. En appliquant la borne supérieure des estimations de mortalité attendue (IFR estimés par Levin et al. ci-dessus), cela voudrait dire qu’au maximum, les mesures actuelles de pseudo-confinement pourraient potentiellement encore “éviter” 60.000 décès à moyen terme. Or, on estime qu’en Belgique, les personnes décédées du Covid-19 avaient encore, en moyenne, une espérance de vie de 7,4 ans pour les femmes et de 8,7 ans pour les hommes.6https://www.nature.com/articles/s41598-021-83040-3%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713702000%26amp;usg%3DAOvVaw1DSzhz4Vroux5i2N_3gbzo&sa=D&source=editors&ust=1614772713777000&usg=AOvVaw1VURRYC4nsjOaMTASRpekz">Years of life lost to COVID-19 in 81 countries | Scientific Reports (nature.com) En arrondissant, on peut donc estimer qu’au mieux (borne supérieure), les mesures prises pourraient contribuer à “épargner” quelque 483.000 années de vie.
Notons qu’il s’agit d’une borne maximale largement surestimée car: (i) les taux de létalité par âge calculés par Levin et al. sont très élevés, supérieurs à ceux calculés par l’Imperial College notamment, et susceptibles de se réduire avec le temps, avec l’amélioration de la prise en charge des malades et le développement de nouveaux traitements; (ii) 70% d’infectés est une borne maximum pour une immunité “naturelle” et l’arrivée de la vaccination devrait réduire considérablement le nombre de personnes à risque d’être infectées (et donc, paradoxalement, les bénéfices des mesures non-pharmaceutiques!); (iii) le poids des facteurs structurels, que l’on ne peut modifier à court terme, est probablement supérieur à ce que nous avons considéré comme hypothèse quant au “pouvoir d’impact” des mesures individuelles (d’autres auteurs, par exemple, estiment que les mesures ne peuvent contribuer à réduire que 30% des décès); (iv) nous avons ici utilisé comme “contrefactuel” l’absence totale de mesures – or, il va sans dire qu’un scénario plus réaliste serait celui où l’on met en oeuvre des mesures “light”, ayant un impact sur la limitation de l’épidémie, mais sans trop d’effets indésirés par ailleurs (hygiène, limitation des contacts à l’intérieur, protection ciblée des personnes en maison de repos, …).
Des années de vies perdues?
Un des principes de base de la santé publique et du système de santé belge est celui de l’équité. Contrairement à l’égalité qui suppose le même traitement pour tous, l’équité suppose un traitement différencié en fonction des besoins de chacun (traitement égal à besoin égal). Sans nier l’occurrence (rare) de formes graves de la maladie chez certains individus a priori sans comorbidité, vu l’innocuité presque totale du SARS-CoV-2 pour les moins de 45 ans (IFR inférieur à celui de la grippe, comme indiqué dans le tableau ci-dessus) et l’âge moyen très élevé de la plupart des personnes décédées du Covid-19,7En moyenne, 84 ans pour les hommes et 89 ans pour les femmes en Belgique, selon une étude publiée dans Nature Years of life lost to COVID-19 in 81 countries | Scientific Reports … Continue reading les mesures visant à contrôler l’épidémie sont clairement des mesures “pro-personnes âgées” et “pro-personnes atteintes de comorbidités”. Ceci peut se justifier en termes de solidarité et d’équité. Mais jusqu’à quel point?
En effet, les mesures ont non seulement un coût financier énorme, assumé par la collectivité (coût des tests, des mesures de compensation pour l’horeca et autres secteurs à l’arrêt forcé, …) mais aussi des effets délétères sur les autres soins (par exemple, sur le plan des cancers non diagnostiqués à temps)8https://www.rtbf.be/info/societe/detail_cinq-mille-diagnostics-de-cancer-non-poses-depuis-mars?id%253D10636413%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713694000%26amp;usg%3DAOvVaw1GVBbLLjkAQ8AUzUaz-Hl6&sa=D&source=editors&ust=1614772713777000&usg=AOvVaw3zTCrSugw4u9PHB0TqHxVb">Coronavirus en Belgique : cinq mille diagnostics de cancer non posés depuis mars (rtbf.be) et des effets dramatiques sur l’économie et la société. Il en résulte un appauvrissement et une dégradation de la santé, tant physique que mentale, d’une large frange de la population. Une fois de plus, il est difficile d’évaluer précisément l’ensemble de ces effets, et encore plus de les attribuer aux mesures prises par le gouvernement. Nous nous contentons ici d’en estimer deux catégories.
Les coûts de l’appauvrissement
Il est bien connu que ce qu’on regroupe sous le terme générique de “déterminants sociaux de la santé” a un effet considérable sur les résultats sanitaires, et pèse même beaucoup plus dans ces résultats que les interventions médicales.9https://oxford.universitypressscholarship.com/view/10.1093/acprof:oso/9780198565895.001.0001/acprof-9780198565895%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713692000%26amp;usg%3DAOvVaw3IIin065FRslaG-MJUUqtK&sa=D&source=editors&ust=1614772713777000&usg=AOvVaw0MIgUau4RPdT27VwlUISci">Social Determinants of Health – Oxford Scholarship (universitypressscholarship.com) Cela se traduit, par exemple, par une espérance de vie supérieure pour les populations les plus aisées et éduquées, comparativement aux populations plus pauvres ou moins éduquées. C’est aussi le cas en Belgique, où l’espérance de vie est de trois ans supérieure pour les classes ayant un haut niveau d’éducation par rapport à celles ayant un faible niveau d’éducation, et de trois ans supérieure en Flandre qu’en Wallonie, par exemple.10https://www.healthybelgium.be/en/health-status/life-expectancy-and-quality-of-life/life-expectancy%2523:~:text%253DBelgium%252520is%252520however%252520ranking%252520quite,only%25252079.6%252520years%252520among%252520men.%2526text%253DLarge%252520regional%252520disparities%252520are%252520observed,)%252520and%252520Wallonia%252520(80.3).%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713693000%26amp;usg%3DAOvVaw2oimhqwwX3Xfx0bVhp6yre&sa=D&source=editors&ust=1614772713777000&usg=AOvVaw2WshifjQGCj-RIS1q0lrC8">Life expectancy – For a Healthy Belgium Et si l’on réalise une comparaison sur base d’un indicateur incorporant la qualité perçue de la santé, les différences d’espérance de vie en bonne santé entre les classes privilégiées et démunies peuvent monter jusqu’à 15 ou même 25 ans!11https://www.sciensano.be/fr/biblio/socio-economic-inequalities-health-expectancy-belgium%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713711000%26amp;usg%3DAOvVaw2FQEDKu6ToqUHv13MB7MUo&sa=D&source=editors&ust=1614772713777000&usg=AOvVaw1G6L1DA03FWHPl1skEBxD4">Socio-economic inequalities in health expectancy in Belgium. | sciensano.be
Revenons à nos estimations. Déjà, en avril 2020, le Bureau fédéral du Plan estimait que l’indicateur de privation matérielle sévère passerait de 4,6 % de la population en 2019 à 6,5 % en 2020, soit environ 218.000 personnes basculant dans la pauvreté.12https://www.plan.be/uploaded/documents/202004290925290.REP_BIEN-ETRE_COVID-19_12141.pdf%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713704000%26amp;usg%3DAOvVaw3mU8ClAnH4WebZ6z0HSmqL&sa=D&source=editors&ust=1614772713777000&usg=AOvVaw3KZ52g3-Ozvi8yDM1dJXDD">https://www.plan.be/uploaded/documents/202004290925290.REP_BIEN-ETRE_COVID-19_12141.pdf Plus récemment, la Banque nationale de Belgique a estimé que d’ici l’automne 2021, 100.000 emplois seraient perdus.13https://www.nbb.be/fr/publications-et-recherche/publications-economiques-et-financieres/projections-economiques-pour-la%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713703000%26amp;usg%3DAOvVaw26HmPr3WgLzQMyKtLNmf-k&sa=D&source=editors&ust=1614772713778000&usg=AOvVaw2XV5raDDKnPWqZJYko6cEB">Projections économiques pour la Belgique | nbb.be Une partie des personnes précarisées à court terme devrait – nous l’espérons – retrouver un niveau de vie décent dans les années à venir. Néanmoins, en tenant compte de l’impact sur les ménages (conjoints, enfants), si l’on fait l’hypothèse que les mesures dites non-pharmaceutiques prises par nos autorités pour lutter contre le Covid-19 poussent 200.000 personnes dans la pauvreté et/ou la détresse, leur ôtant de ce fait deux années d’espérance de vie. Nous sommes déjà à 400.000 années de vie “perdues” du fait des mesures. Alternativement, si l’on pose l’hypothèse de 300.000 personnes poussées dans la pauvreté et/ou la détresse du fait des mesures, on arrive à 600.000 années de vie “perdues”, soit plus que le nombre d’années de vie potentiellement “épargnées” par les mesures de lutte contre le Covid-19.
Les coûts de la santé mentale
Ajoutons à celà les estimations liées à la santé mentale et l’on dépasse largement l’équilibre acceptable. En effet, il est reconnu que l’absence de soutien social et le manque d’intégration sociale constituent des facteurs bien plus déterminants de la santé mentale et physique que, par exemple, les comportements jugés néfastes pour la santé (tabac, alcool, sédentarité).14https://theconversation.com/loin-des-yeux-proche-du-coeur-le-lien-social-au-temps-du-coronavirus-134086%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713707000%26amp;usg%3DAOvVaw0i0bD6_-GBDf2GXeLy-1L9&sa=D&source=editors&ust=1614772713778000&usg=AOvVaw29_yaUoFjoxyiP_meJl7La">Loin des yeux, proche du cœur ! Le lien social au temps du coronavirus (theconversation.com) 15https://observatoireprevention.org/2017/05/03/lisolement-social-important-facteur-de-risque-de-mortalite-prematuree/%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713708000%26amp;usg%3DAOvVaw3h5DC5ni_92-33TQ9QekU7&sa=D&source=editors&ust=1614772713778000&usg=AOvVaw0b4FH6FDJx4w95UpQGbvQe">https://observatoireprevention.org/2017/05/03/lisolement-social-important-facteur-de-risque-de-mortalite-prematuree/ En particulier, le confinement prolongé engendre des problèmes substantiels de santé mentale: chez les personnes déjà fragiles, il aggrave la situation et chez d’autres, il en crée.16https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1957255720301164%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713699000%26amp;usg%3DAOvVaw05atUquoR3ovMM8Ot_5NHk&sa=D&source=editors&ust=1614772713778000&usg=AOvVaw2w5xHz2wavY1MuofEwlY_q">https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1957255720301164 Or, la littérature démontre combien les problèmes aigus de santé mentale entraînent une réduction significative de l’espérance de vie – de l’ordre de 10 à 15 ans en moyenne.17https://www.santementale.fr/actualites/esperance-de-vie-reduite-et-mortalite-prematuree-en-cas-de-troubles-psychiques-severes.html pour la France. Mortality and life expectancy in persons with … Continue reading Déjà en juillet 2020, certains services psychiatriques tiraient la sonnette d’alarme.18https://www.levif.be/actualite/belgique/hospitalisations-psychiatriques-sous-contrainte-la-situation-devient-incontrolable-carte-blanche/article-opinion-1314969.html En temps normal, 15% de la population âgée de 15 ans et plus présente des symptômes pouvant évoquer un trouble dépressif.19https://www.ssmg.be/sm3/%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713688000%26amp;usg%3DAOvVaw0kQ5pygqlYW0qN8vINKlk-&sa=D&source=editors&ust=1614772713779000&usg=AOvVaw0w1T61KTm8a57GzlnDplSB">https://www.ssmg.be/sm3/ Ce chiffre s’est accru d’au moins 50% en décembre 2020. Le Bureau du Plan s’en inquiétait en janvier 2021, s’alarmant du coût caché au niveau de la santé mentale de cette pandémie.20https://www.plan.be/uploaded/documents/202101220330150.PUB_ART_007_COVI_13332_F.pdf%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713689000%26amp;usg%3DAOvVaw14hKcqL2Vy9qxf2KMTOFWq&sa=D&source=editors&ust=1614772713779000&usg=AOvVaw37Yg4MCpCbk7L9WsrNHeKe">https://www.plan.be/uploaded/documents/202101220330150.PUB_ART_007_COVI_13332_F.pdf Les chiffres d’hospitalisations psychiatriques sont éminemment plus complexes à générer que des nombres de tests PCR positifs ou des entrées en soins intensifs, mais il apparaît déjà que la saturation des lits disponibles en pédopsychiatrie soit atteinte.21https://www.lalibre.be/debats/opinions/en-pedopsychiatrie-le-tri-a-commence-601d6da27b50a652f7a5c296%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713705000%26amp;usg%3DAOvVaw3E2Ploc11SH7jc0xRqmYQz&sa=D&source=editors&ust=1614772713779000&usg=AOvVaw15x26x9F9FIXBxsvvKtVUp">En pédopsychiatrie, le tri des patients a commencé… – La Libre
Si l’on retient les chiffres du Bureau du Plan, à savoir une hausse de 50% des dépressions de septembre à décembre 2020 (16 à 22%), ceci signifie une augmentation de 6 points de pourcentage de la population de plus de 18 ans touchée, soit un accroissement d’environ 660.000 personnes en chiffres absolus. On peut raisonnablement estimer qu’une part non négligeable verra donc son espérance de vie réduite. Si l’on fait une hypothèse basse de 100.000 Belges (⅙) voyant leur vie réduite de 13 ans (hypothèse faible), on est déjà à 1,3 million d’années de réduction d’espérance de vie. Il est probable qu’une partie de ces personnes fasse également partie de la population tombant sous le coup de la déprivation matérielle (les deux ne s’additionnent donc pas entièrement), mais cette estimation demeure basse.22Certaines études parlent d’un doublement des problèmes de santé mentale si l’on est chômeur plutôt que cadre. … Continue reading En effet, elle est fondée sur des données partiellement antérieures au deuxième confinement (septembre 2020) et s’achevant en décembre 2020. Par ailleurs, on sait qu’en termes de santé mentale, de tels chiffrages demeurent relatifs et il faut rester prudent. D’autant qu’il est notoire que les impacts au niveau de la santé mentale mettent plus de temps à se manifester… Depuis lors, ces chiffres se sont plus que très probablement accrus.
Que conclure?
Les estimations présentées ci-dessus sont incomplètes et imparfaites: ainsi, nous n’avons pas visé l’exhaustivité dans l’appréciation des “effets secondaires” des mesures (en particulier, nous n’avons comptabilisé que la mortalité liée au Covid-19, et non les coûts liés aux soins ou la perte d’années de vie en bonne santé dues aux effets à long terme du Covid-19 pour ceux qui ont survécu), et nos hypothèses de calcul pourraient être affinées. A titre de comparaison, notre collègue Lieven Annemans de l’Université de Gand a effectué une analyse coûts-bénéfices du premier confinement en Belgique en utilisant les QALYs (quality-adjusted life years) comme indicateur; il estime que 230.000 personnes ont été poussées dans la privation sévère, perdant de ce fait deux années d’espérance de vie, et que 826.000 personnes ont sombré dans l’anxiété, résultant en 87.000 QALYs perdus; il intègre également d’autres éléments dans ses calculs (coût du renoncement aux soins, …), et conclut que les coûts du confinement dépassent ses bénéfices, comparé à des mesures plus “light”.23Annemans, Lieven. Trends and societal impact of COVID19 – The need for a comprehensive response balancing multiple perspectives. Antwerp, October 21st, 2020 Pour notre part, nous n’avons ci-dessus considéré comme contrefactuel que l’absence totale de mesures – or, il va sans dire qu’un scénario plus réaliste serait celui où l’on met en oeuvre des mesures “light”, ayant un impact sur la limitation de l’épidémie, mais sans trop d’effets indésirés par ailleurs (hygiène, limitation des contacts à l’intérieur, protection ciblée des personnes en maison de repos, …).
Il n’en demeure que ce genre d’analyse comparant les bénéfices et les coûts des mesures devrait être mené systématiquement avant de décider de l’imposition ou de la prolongation des mesures – ceci, d’autant plus qu’il n’est pas démontré que des mesures fortes font mieux que des mesures soft. Ainsi par exemple, une étude américaine a calculé les coûts et les bénéfices, mesurés en années de vie, de la fermeture des écoles primaires. Elle a estimé que l’absence d’enseignement en 2020 pourrait être associée à une perte estimée à, en moyenne, 13,8 millions d’années de vie selon les données américaines et 0,8 million d’années de vie selon les données européennes, soit des pertes probablement plus importantes que ce qui aurait été observé dû à l’expansion de la première vague de la pandémie en laissant les écoles primaires ouvertes.24Estimation of US Children’s Educational Attainment and Years of Life Lost Associated With Primary School Closures During the Coronavirus Disease 2019 Pandemic | Child Development | JAMA Network … Continue reading Ceci est d’autant plus troublant que d’autres études montrent que des mesures plus “douces” d’incitation au changement de comportement sont beaucoup plus efficaces pour ralentir la propagation de l’épidémie que la fermeture des écoles.25https://jamanetwork.com/journals/jamapediatrics/fullarticle/2776608?guestAccessKey%253D94e66708-cbe2-4a53-8a66-ec18e38255bb%2526utm_source%253Dsilverchair%2526utm_campaign%253Djama_network%2526utm_content%253Dcovid_weekly_highlights%2526utm_medium%253Demail%2526fbclid%253DIwAR2T2FDu7tESOcsn5ULvVrcUNNWpKnODTiHuT4-nmcalsAUX8NEWjny0ElU%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713696000%26amp;usg%3DAOvVaw0BgavL7LaB70lwMJLGWg5_&sa=D&source=editors&ust=1614772713779000&usg=AOvVaw2mcDzZ0InXcUNtkonifF21">Association of the Timing of School Closings and Behavioral Changes With the Evolution of the Coronavirus Disease 2019 Pandemic in the US | Infectious Diseases | JAMA Pediatrics | JAMA Network Des tentatives de modélisation de “comment optimiser le mix de mesures sous contraintes” ont dès lors été proposées.26https://www.imperial.ac.uk/media/imperial-college/medicine/mrc-gida/2020-11-16-COVID19-Report-35.pdf%26amp;sa%3DD%26amp;source%3Deditors%26amp;ust%3D1614772713706000%26amp;usg%3DAOvVaw3CyBgiiiKjjQgnAvLSo_u_&sa=D&source=editors&ust=1614772713780000&usg=AOvVaw3rwuI8Ltyn88E2dcQe8phk">2020-11-16-COVID19-Report-35.pdf (imperial.ac.uk)
Aussi partielles soient-elles, nos évaluations ci-dessus – qui, pourtant, surestiment probablement les bénéfices des mesures de restriction au niveau des années de vie épargnées et sous-estiment leurs coûts au niveau des années de vie perdues – montrent une balance “immédiate” en défaveur des mesures “dures” telles qu’encore imposées en Belgique à ce jour. Tout indique par ailleurs qu’il est possible d’éviter une bonne partie des décès attribuables au Covid-19 en appliquant des mesures “light” et ciblées ayant beaucoup moins d’effets collatéraux. Cela veut-il dire que nos dirigeants décident, sciemment, de réduire l’espérance de vie des Belges? Nous osons espérer que non, et pensons qu’ils sont, à l’instar d’une large frange de la population, plutôt aveuglés par un horizon temporel de décision très court – et que, ce faisant, ils appliquent, inconsciemment ou non, un taux d’actualisation qui réduit le poids des coûts (et bénéfices) futurs. Mais jusqu’où est-il acceptable de réduire le poids de la vie des pauvres et des vulnérables à moyen terme? Comment, enfin, les faire compter dans la “balance” de la prise de décision politique?
Les mesures les plus radicales qui empêchent toute une frange de la population de gagner dignement sa vie et la majorité d’entre nous d’avoir un minimum de vie sociale tuent… plus que le Covid-19. Il est temps de s’en inquiéter.
Auteurs principaux
- Elisabeth Paul (ULB)
- Olivier Servais (UCLouvain)
Peer-reviewers
- Lieven Annemans (UGent)
- Martin Buysse (UCLouvain)
- Emilie Corswarem (ULiège)
- Mélanie Dechamps (UCLouvain)
- Christine Dupont (UCLouvain)
- Denis Flandre (UCLouvain)
- Vincent Laborderie (UCLouvain)
Notes